CHAPITRE III

Plus grand que moi, Erskine. D’une demi-tête. Un visage sympathique et ouvert. Bel homme. Il doit à sa prestance beaucoup de l’engouement des femmes pour le parti expansionniste.

— Cela vous surprend ?

— Disons que ça m’intrigue.

— Pourquoi ? Je trouve l’expérience du professeur Argan passionnante.

— Vous êtes biologiste ?

— Pas encore. Mais c’est peut-être la discipline que je choisirai plus tard.

Il reste méfiant et, avec une moue, il ajoute :

— Je venais étudier le graphique du trajet de l’Argan et le robot m’a annoncé qu’il vous l’avait remis.

— J’allais le rendre.

Aimablement, je le lui tends. Un homme puissant. Le parti expansionniste est une des plus importantes corporations politiques de Terre O. Il prend la carte d’un air dubitatif, puis :

— J’aimerais bavarder un peu avec vous. Je suis Rolf Erskine.

Sans doute s’attend-il à une réaction de surprise, mais je ne bronche pas, me contentant de répondre :

— Moi, Rall Horner.

— Et la politique ne vous intéresse pas ? Vous appartenez tout de même à une corporation ?

— Non. Il n’y en a pas sur Argros. Nous avons encore un gouvernement central.

— Vous venez d’Argros ?

— Oui. Comme le professeur Argan.

L’avertissement m’a recommandé de me méfier de tous ceux qui s’intéresseraient au laboratoire de la colline quelle que soit leur honorabilité. Au point où en sont les choses, s’intéresser à Argan revient exactement au même.

Après un bref salut, je me dirige vers la porte de sortie, mais Erskine me suit, sans même étudier la carte que je viens de lui remettre. Il la dépose devant le robot pour quitter la salle des archives avec moi.

— Vous connaissiez le professeur Argan, Horner ?

— De réputation.

— Mais vous vous intéressiez à ses travaux.

Vaguement.

Normalement, je devrais essayer de me débarrasser de lui le plus rapidement possible, mais il y a toujours cette impression que j’ai, de le connaître… et ma curiosité.

Pour qu’un personnage aussi important que lui s’intéresse subitement à un inconnu comme moi, ce n’est certainement pas pour rien.

— Montons au bar, me propose-t-il.

Pas le bar public. Un ascenseur nous dépose à l’étage supérieur réservé aux officiers de la garde spatiale. Erskine doit être connu, car, à l’entrée, le planton le salue avec déférence.

Dès que nous sommes entrés, il me désigne un des hauts tabourets et lui-même se hisse sur le sien.

— Mon nom ne vous a pas surpris, Horner. Normal, du moment que vous arrivez d’Argros. Je suis le chef d’une corporation politique… la seconde en importance sur Terre O.

— Les expansionnistes ?

— Oui. Le professeur Argan s’y était rallié, et c’est notre corporation qui a financé une grande partie de ses travaux.

Sur Terre O, les corporations politiques forment chacune un état dans l’Etat. Elles ont succédé à la forme périmée d’un gouvernement élu ou de droit divin.

Chaque corporation représente une organisation économique à laquelle le citoyen adhère. Elle possède ses lois, ses tribunaux et lève ses impôts. Elle a ses usines, ses magasins, ses théâtres, ses techniques, sa police. Le citoyen n’est responsable de ses actes que devant elle.

Ça fonctionne. Bien ou mal. Si le système économique est mauvais, si les impôts sont trop lourds, les citoyens changent de corporation. On ne peut pas les leurrer. Les promesses, il faut les tenir. Aucune surenchère démagogique n’est possible.

Certaines de ces corporations ont connu des faillites retentissantes dans le passé. A côté d’elles, existe la garde spatiale, absolument indépendante, dont le rôle est de veiller à ce qu’aucune n’entreprenne d’écraser les autres par la force.

On nous sert de l’aral vénusien et, dès que le barman s’est éloigné, Erskine attaque :

— Tout ce qui touche au professeur Argan m’intéresse, dit-il. Même lorsque c’est d’une façon indirecte, comme vous. Il y a un mystère autour du départ d’Argan. Un mystère qui vient de rebondir à la suite de la désintégration d’un laboratoire sur la colline des Ramiers. Vous êtes au courant ?

— J’ai entendu les informations.

— Et vous êtes accouru… en curieux ?

Je ne réponds pas tout de suite, et Erskine enchaîne d’une voix sèche :

— Ou plus exactement parce que vous savez quelque chose. Ne vous récriez pas, Horner. C’est inutile. Vos protestations ne me feraient pas changer d’avis. Je garderai mes soupçons.

Avec un rire, il précise :

— Tout en admettant que vous puissiez être sincère.

Je prends mon verre d’aral et je le lève.

— La situation me paraît sans issue.

— En apparence, seulement. Simplement parce que vous vous êtes intéressé à Argan, vous allez être suspect à des tas de gens. Moi, je vous ai vu dans la salle des archives, mais soyez certain que d’autres savent déjà ou le sauront bientôt.

— Je ne sais rien. L’explosion du laboratoire m’a paru bizarre… d’où ma curiosité.

— Peut-être, mais, de toute façon, vous voilà embarqué. Je connais pas mal de gens qui ne vous lâcheront plus. Des gens influents qui disposent de moyens considérables. Ils peuvent difficilement s’en prendre à moi directement, et la réciproque est vraie. Mais, pour eux, un citoyen d’Argros perdu dans Euro VII risque de ne pas peser lourd.

— Et pour vous ?

— Mon cas est différent.

— De toute façon, vous cherchez à me faire peur.

— Non, Horner. Je vous mets en garde. Argan était mon ami, mais je ne suis pas un savant. Il ne me parlait jamais de ses travaux.

— Même quand vous les financiez ?

— Je lui faisais confiance. Seulement, ces travaux avaient une extrême importance, et maintenant c’est la curée. A votre place, si c’est par simple curiosité que vous avez demandé la carte du voyage de l’Argan aux archives, je retournerais sur Argros par le premier convoi. Comme simple citoyen, vous n’êtes pas à l’abri.

— Je peux l’être demain.

— Comment ?

— En entrant dans la garde spatiale. On me l’a proposé tantôt.

— Vous êtes pilote ?

— J’ai passé les tests cet après-midi. Et j’en suis sorti avec le cœfficient onze.

Il siffle entre ses dents.

— Ainsi, vous vous êtes rendu au bureau des archives tout de suite après avoir reçu votre brevet ! Dès que vous avez été certain de pouvoir disposer d’un vaisseau spatial à n’importe quel moment…

Bravo ! Il comprend vite et ses déductions sont éblouissantes. Il me fixe un instant d’un air songeur, puis :

— Je peux mettre un vaisseau à votre disposition, Horner.

— Un vaisseau et son équipage ?

— Vous le refuseriez.

— Alors ?

Un sourire joue sur ses lèvres.

— On n’occupe pas ma situation, si on n’est pas capable de juger un homme au premier coup d’œil. Je mets un vaisseau à votre disposition et je pars avec vous.

— Pour quelle destination ?

— L’Argan… Nous le rejoignons dans l’espace et nous réveillons le professeur pour lui dire que son laboratoire a été détruit.

— Quel genre de vaisseau avez-vous ?

— Un aviso rapide.

Implicitement, je viens d’admettre que je m’intéresse à Argan pour tout autre chose qu’une vaine curiosité, mais, en un sens, je n’ai pas le choix. Et puis sans trop savoir pourquoi, Erskine m’est sympathique. Il vide son verre.

— Nous pouvons difficilement nous faire confiance en ce moment, Horner. Je le comprends, mais rien ne prouve que nos objectifs soient opposés. Ce n’est pas l’intérêt qui me guide.

— Moi non plus.

— Tous les autres veulent voler ses secrets à Argan. Moi, je voudrais l’aider à les protéger… c’est tout !

— Ses secrets et ses travaux ne m’intéressent pas. Je voudrais seulement lui demander quelques explications.

— Vous le connaissez ?

— Admettons. En tout cas, il a décidé une fois pour toutes de pas mal de choses qui me concernent sans me demander mon avis. Je n’ai pas à m’en plaindre. Tout ce que je veux, c’est savoir pourquoi il s’est intéressé à moi.

— Evidemment, vous êtes trop jeune pour avoir le même intérêt que ses ennemis.

— Serge Allard ?

— Entre autres… mais lui ne compte pas beaucoup. Je me méfie beaucoup plus de Kalbach.

— Un biologiste aussi, n’est-ce pas ?

— Oui. Il appartient à la corporation conservatrice, mais je le soupçonne d’avoir des accointances avec les égalitaires.

— Ceux qui doivent parler ce soir sur la sixième chaîne ?

— Comment le savez-vous ?

Quelqu’un m’a glissé une plaque dans la main au moment où je prenais l’ascenseur sur la plateforme de dégagement du bloc 26.

— Ils mijotent un coup de force, et je me demande parfois si ce ne sera pas une bonne chose. Ils devront jeter le masque. Un parti politique qui a toujours refusé de se constituer en corporation, car il serait obligé de faire ses preuves. Clandestin, il a beau jeu pour tout critiquer et il groupe tous les mécontents et les incapables. Les partis démagogiques s’adressent toujours aux incapables, aux incapables de tous les milieux qui forment toujours une majorité.

Il pousse un soupir, puis secoue la tête.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit… L’important c’est que Kalbach dispose d’hommes de mains. Si nous ne le prenons pas de vitesse, nous ne pourrons plus approcher de l’Argan.

— Quand voulez-vous partir ?

— Le temps de régler les formalités avec la tour de contrôle.

Si je pars seul avec lui, je n’ai vraiment rien à craindre. Une fois dans l’espace, nous ne serons plus que deux hommes face à face, et, dans l’affaire, c’est lui qui fait preuve de plus de confiance.

— D’accord, dis-je.

— Vous piloterez, Horner. Je n’ai pas une grande habitude des avisos rapides.

 

 

J’endosse une combinaison de l’espace. Une combinaison climatisée aux pantalons bouffants serrés aux chevilles par de courtes bottes de cuir, puis je boucle mon ceinturon dans les étuis duquel se trouvent un désintégrateur et un pistolet à balles.

Curieusement, j’examine les armes. Elles me sont aussi familières que tout le reste. Qu’est-ce que j’étais avant d’être soumis au rayonnement du convertisseur d’ondes cosmiques dans le laboratoire de la colline ?

Argan sera sans doute obligé de me le dire. J’aurais préféré me lancer seul dans cette expédition, mais Erskine ne m’aurait certainement plus lâché… Erskine ou les autres. Erskine, c’est encore le moindre mal.

Une fois équipé, je gagne le poste de pilotage où je branche les écrans de visibilité. L’aviso se trouve déjà sur son socle de lancement, si bien que je domine l’immense terrain d’atterrissage.

Immense, c’est le mot, mais, en surimpression, ma mémoire m’en restitue brusquement un autre, infiniment plus petit, au milieu duquel trône l’énorme masse d’une fusée spatiale dont je distingue nettement les trois étages.

Et voilà la mise à feu. Les flammes balayent le sol, et le gigantesque cylindre paraît vaciller sur sa base, puis il s’arrache du sol avec une sorte d’hésitation avant de s’élever toujours plus vite devant mes yeux d’enfant extasié.

Mes yeux d’enfant. Je l’ai réalisé avec une acuité aiguë. Ce spectacle a dû me frapper dans ma prime jeunesse, à la télévision ou au cinéma, car ce genre de fusée n’est plus en service depuis au moins trois siècles.

En tout cas, c’est une indication pour moi. Dans mon enfance, j’étais passionné par tout ce qui touchait à l’espace… De là aussi mes qualités de pilote.

 

 

— Vous êtes prêt, Horner ?

Erskine vient d’entrer dans le poste. En tenue de vol, lui aussi. J’acquiesce d’un mouvement de tête.

— Alors, prenez le contact avec la tour de contrôle pour le signal.

Je branche l’audiophone, puis je règle sa longueur d’onde sur le cadran.

— Tour de contrôle.

— Aviso Fast II… Socle 27… Prêt au décollage.

— Pilote ?

— Rall Horner.

— Equipage ?

— Pas d’équipage… un passager… Rolf Erskine.

— Attendez qu’on vous annonce le champ libre.

Tourné vers Erskine, je demande :

— L’équipage ?

— Evacué. Dès que nous serons en vol, vous pourrez vérifier avec les détecteurs.

— Maintenant que je me suis annoncé à la tour de contrôle, il ne peut plus rien m’arriver, Erskine. Vous êtes responsable de moi, comme je suis responsable de vous. Ni vous ni moi ne pourrions revenir seul.

Il sourit en s’asseyant sur le second fauteuil, puis il sort de sa poche un étui dans lequel il prend un long et mince cigare.

— Vous vérifierez tout de même, Horner. Quelqu’un d’autre peut se cacher dans les soutes. Je suis certainement surveillé de près, moi aussi à cause de mon amitié pour Argan.

La voix impersonnelle du robot de la tour de contrôle lui coupe la parole.

Fast II… Socle 27… Champ libre.

Nous décollons au compensateur de gravité. En douceur. Au lieu de nous arracher brutalement à l’attraction terrestre comme les anciennes fusées, nous sommes comme repoussés.

Erskine a allumé son cigare.

— Nous avons tous été pris de court par la destruction de ce laboratoire, et je suis certainement le seul à avoir eu un aviso prêt au décollage. Kalbach et Allard ont tout fait pour empêcher Argan de partir. Eux savent ce qu’il avait découvert. Au moment du départ d’Argan, j’ai eu l’impression qu’il entreprenait cette expérience de survie uniquement pour échapper à leurs sollicitations. Peut-être à leurs menaces !

Il se renverse dans son fauteuil en tirant une grosse bouffée de son cigare.

— Comment auriez-vous fait pour pénétrer à l’intérieur de l’Argan, Horner ? Vous n’ignorez pas que le vaisseau est en état de défense.

— Je n’y avais pas encore pensé.

— Vous vous seriez fait désintégrer en essayant d’ouvrir le sas d’accès. Désintégrer ou foudroyer.

— Et vous ?

— Moi, je sais. Il y a une possibilité. Une seule. Je le tiens d’Argan lui-même. Il avait dû prévoir que je pourrais avoir besoin de le joindre.

Quelle possibilité ?

— Au-dessus du sas d’accès, une plaque du blindage extérieur n’est pas protégée. Je m’enfermerai dans une capsule de colmatage pour pouvoir la découper au désintégrateur.

Je lance les moteurs atomiques, et nous ressentons l’espèce d’angoisse qui accompagne toujours les accélérations brutales malgré les compensateurs anti-G.

Immédiatement, je règle les coordonnées de distance sur le cadran du convertisseur qui va nous jeter dans le temps négatif puis, avec un sourire pour Erskine, je le mets en route.